N'oublie jamais
Emmanuelle Béart dans Les Egarés (2003) d'André Téchiné
C’était le week-end du 6 juin 2014. Les commémorations du débarquement Allié de 1944 tournait en boucle à la télévision. Les hommages spectaculaires à la plus grande bataille de l’Histoire, se mêlent aux histoires à tailles humaines. Les récits des témoins encore vivants me bouleversent. Aucune guerre n’aura connu un clivage aussi marqué entre le Bien et le Mal. L’Humanité au bord du gouffre à sut faire front au prix du sang. Au cours des années suivantes, certains « libérateurs » sont devenus des bourreaux. L’obscurantisme n’est l’apanage d’aucune idéologie, religieuse ou politique. Les conséquences sont toujours les mêmes. Le Mal ne s’épanouît que dans le silence des gens de bien.
J’étais seul ce week-end-là. Mes parents étaient partis en vacances, ma sœur en vadrouille. Je suis pourtant passé faire un tour à la maison familiale pour cueillir quelques cerises. Fruit prolétarien d’un temps disparu que les ouvriers n’ont plus les moyens de s’offrir. J’en ai profité pour rendre visite à mes grands-parents maternels. On a discuté de tout et de rien. On en vient aux commémorations. Une phrase, puis deux… Les souvenirs de cette époque remontent et s’expriment. Je les avais rarement entendus parler de ce sujet, cette « sale période » comme ils disent.
Pour se mettre dans le contexte il faut se rappeler que ma grand-mère n’avait que neuf ans, habitant dans un semblant de ferme d’un petit village seine et marnais, issue de l’union d’une femme du cru et d’un père immigré espagnol qui avaient eu ensemble une fille hors mariage dix ans avant elle. La ferme en question se situait en voisinage directe d’une énorme demeure appelée communément « chez les juifs » car occupée par une communauté juive orthodoxe durant les années 1970. Je l’ai toujours connue en ruine. Pendant la guerre, cette propriété a servi de casernement à tour de rôle aux armées françaises, allemandes, puis américaines. Inutile de préciser que la période la moins agréable fut l’occupation de la Wehrmarcht durant laquelle dénonciations et calomnies étaient monnaies courantes dans le village. Les souvenir des privations, le cochon tué dans la cave, dont il fallait masquer les cris au risque de voir les allemands embarquer la moitié de ce qui devait nourrir la famille durant une année entière. « Quand on y repense et qu’on voit tout cet excès d’abondance aujourd’hui… ». Je comprends la tendance de nos anciens à stocker tout et n’importe quoi. La cave qui servait également d'abris lors des bombardements sur la gare de triage de la ville voisine. L’aplomb de mon arrière-grand-père andalou refusant de donner une cigarette à un soldat allemand sur le pas de sa porte d’entrée alors qu’un paquet était posé sur la table juste derrière lui. « Voilà au moins une chose qu’ils n’auront pas. » On ne parlera pas des pieds de tabacs qu’il cultivait en toute illégalité au milieu des topinambours à seulement quelques mètres du campement SS. Les « noirs » comme disait ma grand-tante, en référence à l'uniforme orné d'une tête de mort. Des souvenirs incongrues, comme cette institutrice qui les emmenait dans les bois pour qu’elle puisse fricoter dans les buissons avec les teutons en faction avant de revêtir son uniforme de la Milice le soir. Ou encore ce soldat allemand oublié au milieu du village par son détachement lors de leur débâcle avant l’arrivée des Alliés. Personne ne sait ce qu’il est devenu. Avant tout cela, l’exode de 1940 pour fuir les combats et l’avancée nazie. Toute la communauté, partie comme un seul homme avec veau, vache, enfant et couvée. Ce n’est pas une image. Une charrette, les chevaux, les lapins, une cage bricolée pour les poules… « Je ne sais même pas pourquoi on est parti. Ça n’a pas duré longtemps au bout de dix jours on a fait demi-tour, rien n’avait bougé. » Mon grand-père en garde un souvenir plus douloureux : « Le pire c’était quand les avions italiens nous ont mitraillé. Nous, on a été sauvé parce qu’on était déjà sous les arbres… » Un silence de plomb s’installe. Les regards plongent dans le vide. Des larmes naissent dans le coin d’yeux fatigués par les années. Il y a ce qu’ils me racontent, je devine ce qu’ils gardent. 70 ans sont passés, la douleur est toujours là. Il y a aussi eu la libération avec ses règlements de compte, les filles à boches tondues, les américains et leurs chewing-gums et le pain de mie sans croute. Radio Londres en boucle dans toutes les maisons ce 6 juin 1944. Les souvenirs d’une petite fille de neuf ans…
Des souvenirs que m’avait également livrés sa sœur, ma grand-tante qui était une toute jeune femme à l’époque. Mariée à un prisonnier de guerre, envoyé ensuite en Allemagne pour le STO et dont le père, directeur de l’école avait été arrêté en pleine classe et déporté par la Gestapo suite à une dénonciation pour possession d’arme à feu. Il trouva la mort dans les camps. Je ne saurais jamais vraiment tout. Les pièces du puzzle se complètent au fil des années. Le temps presse. J’ai conscience que bientôt tout cela partira avec eux. J’ai conscience de l’importance de ces quelques notes et regrette de ne pas pouvoir me rappeler et retranscrire tout ce qu’ils m’ont dit. Comme je regrette de ne pas avoir enregistré mes conversations avec mon grand-oncle peu avare en anecdotes comme sa délectation de voir l’usine dans laquelle il devait travailler, partir en flammes après un bombardement et tout le cœur qu’il mettait à faire semblant d’essayer d’éteindre l’incendie.
Cette conversation qui avait commencé par des évocations amusées s’est terminée par le recueillement. Se rappeler ce que peut produire la folie des hommes. A l’heure où le Front National arrive en tête des élections, que la Russie tente d’étendre son « espace vitale » face à une communauté internationale qui se dit impuissante, il est inquiétant de constater que l’Homme n’apprend pas de ses erreurs ou du moins qu’il les oublie vite. Le devoir de mémoire ne s’impose pas, il se transmet.